j’ai écouté l' ultime communication téléphonique entre Ben Ali et Mezri Haddad, mais j’en ai enregistré une partie. Je suis donc le seul à détenir ce document sonore historique, qui est d’une importance capitale
En voici une preuve parmi tant d’autres, où Mezri Haddad annonce d’ailleurs l’explosion sociale que notre pays allait connaître dix ans plus tard :
« Lorsqu’on observe ce changement des mentalités et cet engouement frénétique pour l’argent qui affecte toutes les couches sociales, des plus riches (qui veulent encore s’enrichir) aux plus pauvres (qui espèrent sortir de la misère), on ne peut pas ne pas redouter les effets d’agrégation d’un tel phénomène sociologique. Outre le fait que la richesse ne sera jamais accessible à tout le monde –ce qui est porteur de désenchantement qui est lui-même générateur d’implosion sociale- je m’inquiète surtout de la disparition de deux éléments constitutifs de la personnalité tunisienne : la frugalité (cette vertu aristotélicienne) et l’entraide (vertu islamique). »
Aujourd’hui, c’est à qui dépouillera l’autre, le premier. Les relations entre individus ne sont plus ce qu’elles étaient il y a à peine vingt ans. Elles sont devenues des relations d’intérêts avec comme valeur suprême : l’argent. La bourgeoisie tunisienne était intellectuellement raffinée et socialement humaine. Elle est devenue indigente, vulgaire, arrogante et méprisante. En somme, d’occidentalisée, elle s’est saoudisée. N’oublions pas la leçon de Rousseau : « Le poison lent et secret » qui corrompt les sociétés, ce sont l’immodération des appétits, la volonté de domination ou de richesse, la force et l’étendue des désirs, la concupiscence » (page 365).
Et des citations comme celle-là, il y en a des dizaines et des centaines, parsemées dans ce livre que très peu de tunisiens ont lu, et qu’on devrait lire aujourd’hui, (mieux vaut tard que jamais !) Des citations qui prouvent la profondeur du philosophe et l’audace du politique.
De l’argent, parlons-en. L’homme que j’ai connu n’en a jamais été attiré. Opposant à Ben Ali, il a vécu dans très modestement, contrairement aux islamistes et à un certain nombre d’anciens ministres de Bourguiba ou d’anciens responsables d’ONG droit-de-l’hommiennes. Réconcilié avec Ben Ali, il a vécu dans la frugalité et dans une précarité dont je suis personnellement témoin. Ambassadeur, il a vécu simplement et modestement. Je ne connais pas un seul ambassadeur tunisien et même dans le monde, qui n’ait pas jugé utile de recruter une femme de ménage dans sa résidence, alors qu’il avait légalement droit à trois personnels de service.
Que je le dise publiquement et que cela plaise ou non : c’est moi-même qui lui avait offert quelques chemises et cravates cinq mois après sa nomination à l’UNESCO. Il n’était pas dans le paraître mais dans l’Être. Après sa démission de son poste, acte dans lequel j’ai joué un rôle crucial, il a connu avec sa famille une situation financière d’une cruauté insupportable ; et je ne dirai pas plus eu égard à mon ami. Ce n’est pas du tout le cas de ses collègues diplomates ou des nombreux affairistes véreux qui militaient au sein du RCD.
C’est par un retour au mot « horde » que je voudrai terminer ce témoignage. C’est ce que la plupart des tunisiens ont voulu retenir, plutôt que de considérer à sa juste valeur sa démission historique qui, j’en suis intimement convaincu, a accéléré la chute de Ben Ali. Je ne dirai pas comme il vient de le déclarer dans une interview que « la horde a manifesté, la horde a voté, la horde est au pouvoir », mais je répèterai ce qu’il avait d’ailleurs lui-même dit face à Jean-Jacques Bourdin, à savoir que « Le peuple tunisien n’est pas cette horde fanatisée. Le peuple tunisien va travailler. Le peuple s’inquiète et il est chez lui. Le peuple est dans son entreprise. Les gens sont dans leurs foyers et s’inquiètent de cette déferlante de hordes, et toutes les hordes du monde se ressemblent ».
Ce que beaucoup de tunisiens ignorent, c’est que ce n’était pas la première fois qu’il utilisait cette expression par laquelle il désignait exclusivement les intégristes, les brigands, les pilleurs et les incendiaires. Au moment de la crise algérienne, il appelait le gouvernement et l’opposition à s’unir pour affronter « la horde intégristes du FIS ». Dans son article « Par-delà le bien et le mal » (Libération du 19 septembre 2001), où il condamnait les attentats du 11 septembre, il écrivait : « Qui sont les talibans et qu’est-ce que le talibanisme ? J’y ai répondu il y a six mois lorsque cette horde fanatisée s’est attaquée à un haut symbole du bouddhisme ». Il l’a encore employé dans son article «L’Islam, otage des talibans » (Libération du 21 mars 2001), lorsqu’il a parlé de cette « horde fanatisée par le maximalisme wahhabite qui a détruit les monuments bouddhiques en Afghanistan»…
Il est donc indéniable que chaque fois que Mezri Haddad utilisait cette expression, c’était pour qualifier ses ennemis de toujours : les islamistes. On m’objectera oui, mais il n’y avait aucun islamiste parmi les manifestants. Je répondrai alors, c’est ce qu’on nous a fait croire. Maintenant que beaucoup de secrets commencent à sortir, on sait qu’à l’époque, la consigne d’Ennahda et de ses conseillers qataris et américains c’était : pas de slogans religieux, pas de barbes, pas de voiles. Mezri Haddad a vu juste, mais comme toujours dans l’histoire, il ne faut jamais avoir raison très tôt, comme il ne faut jamais avoir raison tout seul.
Je sais qu’avant moi, l’anthropologue Salem Ben Ammar et le ghannouchophobe Jalel Brik, ont rendu justice à Mezri Haddad. Je le fais aujourd’hui pour l’histoire, en mon âme et conscience et en tant que témoins très bien placé pour parler de cet intellectuel qui n’a pas son équivalent en Tunisie, ni parmi notre intelligentsia dans la diaspora. Je le fais sans chercher à vous apitoyer sur le sort d’un homme qui ne regrette rien de son parcours politique depuis près de trente ans, ni à vouloir le rendre populaire. J’ai précisé au départ qu’il s’agit d’un témoignage plus moral que politique.
La politique n’était déjà pas un domaine qui me passionnait particulièrement. A plus forte raison maintenant, que 10 millions de tunisiens se sont transformés soit en leaders, soit en professeurs en sciences politiques ! L’ami auquel je rends hommage, non plus. La politique ne semble plus constituer, en effet, l’épicentre de sa vie, même si son amour pour la Tunisie reste charnel et son combat contre l’intégrisme reste éternel.
Lisez plutôt ce qu’il dit lui-même dans son dernier livre : « Mon intention n’est pas de vous culpabiliser, vous les jeunes internautes, mais de vous éveiller, en vous disant la vérité ; de vous faire prendre conscience des nouveaux périls qui menacent la Tunisie et l’ensemble du monde arabe…Mon devoir est de vous dire la vérité, même si elle vous blesse, et de vous appeler à la vigilance. Cette vérité que personne n’osera vous dire parce que tout le monde vous craint, parce que tout le monde redoute vos attaques sur Internet, parce que tout le monde a besoin de vous, parce que tout le monde vous flatte et vous courtise, vous les vaillants soldats de la glorieuse révolution. Parce que tout le monde est candidat à quelque chose : président, ministre, député, sénateur, ambassadeur, consul, directeur, chef de service, concierge, gardien, jardinier, maçon…Moi, je ne suis candidat à rien, et c’est pour cela que je vous tiens ce langage de la vérité et non point celui de la démagogie. Je n’attends rien de vous. Ni votre soutien, ni vos voix au moment de la bataille électorale qui se profile, ni même votre amitié. Je ne cherche pas à être populaire…Mon royaume n’est plus de ce monde. Je n’aspire plus à la célébrité mais à l’éternité. Je ne me soumets pas à votre opinion versatile, mais au jugement de l’Histoire » (p.328).
Tout est dit, tout est clair. Ainsi parlait mon ami d’hier et de toujours, Mezri Haddad…Comme autrefois Nietzsche faisait parler Zarathoustra, ma muse, mon prophète, ma lumière en ces temps obscurantistes !
En tout cas Mezri Haddad est Mon Ami de Toujours et pour Toujours !
Par Skander Khélil *
* Chef d’entreprise à Paris. Producteur Audiovisuel. Créateur, co-créateur et promoteur de divers concepts de télévision…