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21 juin 2012 4 21 /06 /juin /2012 16:46

Choukri_Ghanem.jpg

 

D’inquiétantes zones d’ombre entourent les circonstances du décès, en Autriche, de l’ancien ministre du pétrole de Mouammar Kadhafi. Le corps de Choukri Ghanem, 69 ans, a été découvert dimanche matin à Vienne, flottant dans les eaux du Danube. C’est un passant qui a fait la découverte macabre . Choukri Ghanem avait été également le premier ministre libyen de 2003 à 2006, prédécesseur de Baghdadi Ali al-Mahmoudi, l'ancien premier ministre qui vient de confirmer la note de décembre 2006 publiée par Mediapart et faisant état de la décision du régime Kadhafi de financer la campagne électorale de Nicolas Sarkozy à hauteur de 50 millions d'euros.

Ce décès suspect d’un des hommes forts du régime Kadhafi survient alors que plusieurs enquêtes sensibles visent les ventes d’armes et de pétrole entre l’Europe et la Libye, et au lendemain des révélations de médiapart.

  L’affaire est très étrange. Première curiosité, un ami de la famille, Amer al-Bayati, a d’abord déclaré que Choukri Ghanem était mort d'une crise cardiaque à son domicile. La première dépêche d’agence est tombée le dimanche à 17 h 55. Moins d'une heure plus tard, la police démentait cette information : elle affirmait que le corps avait été retrouvé dans le Danube.

Par ailleurs, Choukri Ghanem avait l'impression d'être suivi ces derniers temps, et l’avait confié à son entourage. D’autre part, cet homme ne savait pas nager, et il était de surcroît handicapé d'un bras.

A Vienne, plusieurs de ses amis doutent qu'il se soit promené seul au bord du Danube un dimanche matin à l'aube, pour flâner. Ils le décrivent plutôt en noctambule qui se levait tard. Surtout, ils ne croient ni à la thèse de l'accident, ni à celle du suicide et soupçonnent un meurtre. La police, qui a ouvert une enquête sur les causes de la mort, n'exclut pas un assassinat.

Dans les milieux du renseignement, on souligne que Choukri Ghanem « savait beaucoup de choses » sur les relations entre l’Europe et la Libye, actuellement au cœur de plusieurs enquêtes sensibles. Selon la police autrichienne, Choukri Ghanem était en contact avec un journaliste étranger. Ce journaliste l’aurait appelé depuis la Libye, peu de temps avant sa mort. La police refuse toutefois de considérer qu’il s’agit là d’une « piste privilégiée ». Selon le journal autrichien Kurier, un banquier interrogé à Tripoli, Abdel Hamid al-Jadi, a expliqué que Ghanem s'occupait des affaires libyennes avec l'Europe, des « intrigues louches ». « Il avait beaucoup de partenaires qui l'aidaient, des gouvernements aussi ; peut-être qu'ils voulaient la lui boucler », ajoute ce banquier cité par Kurier.

Le corps de l’ancien ministre du pétrole de Kadhafi a été retrouvé à Copa Cagnana, l'endroit où les jeunes font la fête à Vienne le samedi soir. Selon les premiers résultats de l’autopsie, le corps – qui ne comportait aucune trace de violence – n’aurait séjourné que quelques heures dans l’eau. Or, il serait étonnant qu'il soit tombé dans le Danube, à cet endroit-là, avant 3 heures du matin, sans que personne s'en rende compte : les lieux sont bondés tous les samedis soir, et particulièrement ce samedi, où il faisait, pour la première fois depuis longtemps, un temps magnifique.

Autre bizarrerie : la police a repoussé la publication des résultats des analyses toxicologiques du défunt à la semaine prochaine. Or, il faut habituellement entre 24 et 48 heures pour les effectuer, et la famille de Choukri Ghanem avait émis le souhait de rapatrier le corps dès jeudi en Libye.

 

En arrière-plan : les milliards du pétrole

Selon le journal conservateur autrichien Die Presse, Tripoli avait émis un mandat d'arrêt contre Choukri Ghanem dans les jours qui ont précédé sa mort. La police autrichienne précise, pour sa part, que sa femme et une de ses trois filles ont quitté Vienne un jour après l'annonce de la mort, direction Tripoli. Il s'agirait d'un voyage prévu de longue date.

Sa seconde fille est encore à Vienne, elle est interrogée par la police. Ghanem a également un fils, que la police autrichienne dit ne pas avoir interrogé pour l'instant. Ses filles ont la nationalité autrichienne, et il vivait avec l'une d'entre elles dans le même appartement depuis un an. Lui-même possédait un passeport italien. Abritant le siège de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), Vienne est une ville que fréquentent beaucoup les dignitaires des États pétroliers.

Un proche de Choukri Ghanem, qui s’était lui aussi réfugié à Vienne, Moustafa Zarti, ancien homme-lige de Saïf al-Islam, le fils aîné de Mouammar Kadhafi, est pour sa part injoignable depuis dimanche. En fait, l'Autriche protégeait Ghanem. Elle lui a permis de rester sur le territoire dans le plus grand secret et lui a même fourni, selon une source policière, une protection rapprochée pendant les premiers mois de son séjour. Son adresse officielle était enregistrée à Vienne. Au moment de sa mort, cette protection venait – curieusement – de cesser.

Rares étaient ceux qui connaissaient sa présence en Autriche et aujourd'hui, il semble étonnant que l'Autriche n'ait pas fait plus de zèle pour demander que le nom de Choukri Ghanem soit placé sur la liste des sanctions économiques de l'UE (alors qu’il a figuré un temps sur celle des États-Unis). Selon un ancien chef des renseignements autrichiens, le pays s'est fait une spécialité de tout savoir sur « qui fait quoi » dans la sphère Europe-CEI-Monde arabe et Iran, et sait s’en servir.

Très rapidement, dès la nouvelle de son décès, l'Autriche a attiré l'attention des médias vers Tripoli. Un diplomate en poste dans la capitale libyenne a expliqué à un journal que Choukri Ghanem avait « beaucoup d'ennemis » en Libye : ni les nouvelles autorités ni ses anciens amis ne le portent dans leur cœur, et il aurait en outre transféré des milliards d'euros vers Vienne avant de faire défection…

Économiste et expert pétrolier formé à Boston et Londres, Choukri Ghanem avait émergé, au milieu des années 1990, comme l’une des voix prônant la libéralisation économique de la Libye, rapportait en 2008 l'hebdomadaire Jeune Afrique. Selon Saïd Haddad, chercheur au CNRS, sa nomination au poste de premier ministre en 2003, « s’interprète comme un signal adressé aux États-Unis, à l’Union européenne et aux institutions internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI) ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ».

Un temps administrateur de l'Opep, c'est précisément dans la capitale autrichienne qu'il a rencontré Saïf al-Islam à la fin des années 1990, quand ce dernier y étudiait. Celui-ci l'avait alors présenté à son père. Une fois ministre, Ghanem aurait laissé Saïf se servir dans l'argent du pétrole, sans que Mouammar Kadhafi soit, semble-t-il, au courant.

Réfugié à Vienne depuis mai 2011, Choukri Ghanem était consultant, il avait monté une société de conseil en export de pétrole avec Issam Chalabi, l'ancien ministre irakien de l'industrie. Selon RFI, Ghanem était également « à la tête de plusieurs compagnies opaques, à son nom ». Il venait de fonder, en avril, une société au capital de seulement 35.000 euros dans une rue chic du centre-ville, la Petrofin GmbH. L'ex-ministre du pétrole libyen connaissait bien la capitale autrichienne pour y avoir résidé à maintes reprises à l'occasion des réunions de l'Opep. Il résidait dans un quartier situé près du siège de l'Organisation des Nations Unies (ONU) à Vienne, sur les bords du Danube, non loin du lieu de sa noyade.

C'est là qu'il avait finalement atterri au printemps 2011, quatre mois après le début de la révolte libyenne. Quelques semaines après la défection de l’ex-chef de la diplomatie Moussa Koussa, aujourd’hui au cœur des révélations de Mediapart, l’homme avait à son tour rompu brusquement avec le régime Kadhafi. Le 17 mai, une source proche du gouvernement tunisien avait indiqué à l’AFP qu'il se trouvait en Tunisie, « dans un hôtel à Djerba et(qu’)il n’(avait) pas essayé de contacter les autorités tunisiennes ».

 

Un symbole de la corruption à grande échelle

Début juin, peu après avoir fait défection, l’ex-ministre libyen avait transité par Rome car « il faut bien s'arrêter quelque part ». Là-bas, il avait expliqué à la presse avoir « quitté son pays (...)pour embrasser la cause des jeunes Libyens de combattre pour un État démocratique »« J'ai travaillé en Libye pendant de nombreuses années, en pensant pouvoir faire des réformes de l'intérieur. Mais ce n'est pas possible, surtout maintenant que le sang a été versé », avait-il alors déclaré.

Des propos qui n’avaient guère convaincu les Tripolitains qui, selon RFI« le considèrent comme un symbole de la corruption à grande échelle, car il était notamment l'homme lige de Saïf al-Islam, le fils aîné du colonel Kadhafi ». « Il n'a rien fait pour aider la révolution. Il est parti du pays avec l'argent qu'il avait volé. J'aurais aimé qu'il paye sa dette avant de subir une mort aussi horrible », a ainsi affirmé un homme interrogé par la radio française.

Chef du gouvernement libyen de 2003 à 2006, Choukri Ghanem a fait partie du cercle le plus proche des Kadhafi durant plusieurs années. En 2006, il est nommé ministre du pétrole, ainsi que président de la National Oil Corporation (NOC), la société d'État pétrolière qu’il dirige jusqu’en 2011. Évincé en août 2009 de la NOC, il est réintégré quelques semaines plus tard, sans autre explication.

 

Mais Ghanem fut surtout l’un des acteurs clés de la diplomatie menée pour réconcilierRTXMKHS.jpg le régime libyen avec l’Europe, et en particulier avec la France. À partir de 2003, il engage « une politique de libéralisation de l'économie et la privatisation partielle du secteur public », comme l’explique un rapport de l’Assemblée nationale, signé par le député UMP Jacques Remiller et enregistré en juillet 2005 « au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste sur l'encouragement et la protection réciproques des investissements ».

Dans son rapport, M. Remiller évoque un « programme de réformes ambitieux », participant à la volonté d’ouvrir la voie « à une nouvelle phase dans les relations franco-libyennes ». En 2004, plusieurs accords (portant sur les domaines de la culture, des sciences ou encore du tourisme) sont ainsi signés entre les deux pays. En mars de la même année, François Loos, alors ministre délégué au commerce extérieur, se rend en Libye accompagné de plus de soixante-dix chefs d'entreprises françaises.

Si l’on en croit le rapport du député UMP, cette visite avait« permis de manifester le soutien de la France aux réformes politiques et économiques menées par le premier ministre libyen, M. Ghanem ». Quelques semaines plus tard, ce dernier effectuait à son tour une visite officielle en France, « la première dans un pays occidental », précise encore le rapport parlementaire, pour signer les différents accords franco-libyens.

Le quotidien autrichien Kurier, qui consacrait le 3 mai sa une à la mort de Choukri Ghanem, évoque d'ailleurs les liens qu'entretenait l'ex-premier ministre libyen avec des « partenaires »européens. Aujourd'hui, les autorités libyennes et américaines enquêtent sur les liens entre le régime Kadhafi et plusieurs compagnies pétrolières occidentales, dont Total.

Mediapart

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