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24 juin 2011 5 24 /06 /juin /2011 14:14
Ammar - et peut-être Morjane - étaient-ils informés par les Américains ? Tunisie, la révolution en trois actes

ACTE III. Le 14 janvier à 17 heures, Ben Ali quitte un palais à l’atmosphère crépusculaire et s’enfuit du pays. Récit des dernières heures du tyran et de son clan.

Le Falcon à bord duquel le président tunisien Ben Ali est supposé avoir pris place, immobilisé

Le Falcon à bord duquel le président tunisien Ben Ali est supposé avoir pris place, immobilisé le 14 janvier 2011 à l'aéroport Elmas Cagliari en Sardaigne. (AFP Mario Rosas)

La dernière fois que Riad ben Fadhel a vu Zine el-Abidine ben Ali, c’était vendredi 14 janvier, à 17 h 10 précisément. Cet ancien journaliste, visé par une tentative d’assassinat et blessé de deux balles par des inconnus suite à un article critique sur Ben Ali, rentrait chez lui à la fin d’une journée agitée. Au carrefour reliant la commune de Carthage, où se trouve le palais présidentiel, et la route de l’aéroport de Tunis, son véhicule a été stoppé pour laisser passer une quinzaine de 4 x 4 de luxe aux vitres teintées : Porsche Cayenne, Explorer, «toute l’armada».«Je me suis dit : tiens, c’est le Président ! J’ai regardé l’heure par réflexe. On ne savait pas ce qui se passait.»

Le cortège laisse à sa droite la fastueuse mosquée el-Abidine, file pied au plancher sur l’autoroute de Sousse, direction l’aéroport international de Tunis. Il entre dans la caserne de la Garde nationale pour rejoindre la base aérienne militaire jouxtant les pistes. Riad Ben Fadhel, qui dirige aujourd’hui une agence de communication, ne savait pas à ce moment-là que Ben Ali s’apprêtait à quitter la Tunisie pour l’Arabie Saoudite, perdant du même coup le pouvoir après vingt-trois ans de règne sans partage.

Mais le Président le savait-il lui-même ? «Je ne le jurerais pas, avoue une source très proche de l’ex-président et qui a ses habitudes au palais. Et si Ben Ali était allé accompagner sa femme Leila, son fils Mohamed et sa fille Halima pour les mettre en sécurité ?» L’homme qui pose la question a son idée sur la réponse mais il ne la formulera pas explicitement. Le récit qu’il fait de ce 14 janvier éclaire d’un autre jour la révolution tunisienne. Pour lui, jamais Ben Ali ne serait parti sans la rue. Mais jamais la rue n’aurait suffi à le faire partir. Parallèlement à la «révolution de jasmin» s’est déroulée une révolution de palais. Récit de cette journée des dupes.

Le matin, Ben Ali quitte sa résidence qui domine les hauts de Sidi Bou Saïd, entre 7 et 8 heures. C’est un soldat de sa garde qui l’assure. Il continue de surveiller la vaste villa entourée d’un haut mur blanc et décorée de tuiles vertes vernies. Le Président, qui l’a fait construire, y réside depuis dix ans. De là, on domine la mer et toute la capitale, même le palais de Carthage noyé dans les palmiers en bord de mer.

Des «supporters» de Ben Ali

La veille, Ben Ali a joué son va-tout dans un discours télévisé en arabe dialectal, où il a répété à plusieurs reprises «je vous ai compris». Visiblement désemparé, il promet que le sang ne coulera plus, laisse entendre qu’il ne se présentera pas à sa propre succession, en 2014, s’engage à des réformes politiques et à lutter contre la corruption. Aussitôt après, des «supporters» sortent l’applaudir dans les rues. Mais la manip fait long feu. La population voit l’aveu de faiblesse d’un homme qui n’a jamais supporté la moindre contradiction. Ce qu’elle veut, c’est qu’il parte. Tout de suite.

Pour ce discours, il a largement consulté, mais bien trop tard. Il est allé jusqu’à rappeler des conseillers de la première heure, tombés depuis en disgrâce. Rien, en effet, ne met fin à la contestation qui ne cesse de grandir depuis l’immolation par le feu, le 17 décembre, de Mohamed Bouazizi, le marchand ambulant de 26 ans, à Sidi Bouzid. Informé au bout de quelques jours, le Président aurait marmonné un «Qu’il crève». Mais les troubles persistent dans le centre du pays : le 28 décembre, il se résigne à se rendre au chevet de Bouazizi, dans le service des grands brûlés de l’hôpital de Ben Arous. Le 4 janvier, Bouazizi décède et les manifestations redoublent au niveau national. Le week-end suivant, le pays bascule dans le drame avec la tuerie d’une trentaine de personnes à Kasserine, Thala et Regueb.

Pendant toute la crise, Ben Ali semble coupé de la réalité du pays. Il réagit en retard, se trompe de problème. Le mardi 11 janvier, il promet 300 000 emplois quand les manifestants demandent déjà des libertés politiques. Il lui faut frapper un grand coup, reprendre la main. «Un émissaire est venu me voir, assure un ancien proche. Je lui ai fait dire : "Si tu es prêt à faire emprisonner ta belle-famille, tu as une chance de sauver ton poste." Il n’était pas satisfait de la réponse», conclut notre interlocuteur dont Ben Ali a pourtant repris quelques suggestions.

D’autres s’activent. Hakim al-Karoui, brillant banquier franco-tunisien et ancienne plume de Jean-Pierre Raffarin, est aperçu à Tunis. Des documents - dont la véracité est impossible à vérifier - circulent, attestant de ses conseils pour sauver Ben Ali. Aujourd’hui, Karoui, directeur à la banque Rothschild, conseille le Premier ministre de transition, Mohamed Ghannouchi, avec qui il a tissé des liens de longue date. Tout le monde conseille à Ben Ali de lâcher les Trabelsi, cette belle-famille envahissante devenue le symbole de tous les abus, de la corruption, de l’arbitraire, de la rapacité sans frein.

A la tête du clan de dix frères trône Leila Ben Ali, la seconde épouse du Président. Elle a progressivement circonvenu ses trois principaux conseillers : Abdelwahab Abdallah, qui gère la communication ; Abdelaziz ben Dhia, conseiller spécial ; et Iyadh el-Ouederni, directeur de cabinet et idéologue du régime. Ils lui obéissent autant qu’au Président.

Au palais, tout le monde s’agite

Ben Ali est malade, dit la rumeur. Il semble depuis un moment déconnecté des réalités. En décembre, il choque jusqu’à ses conseillers en allant accueillir à l’aéroport un champion de natation, de retour des championnats du monde en petit bassin à Dubaï. Au lendemain de l’immolation de Bouazizi…

Mais en ce vendredi 14 janvier, l’ambiance est crépusculaire. Abdallah a disparu. Depuis deux jours, Slim Chiboub, un gendre marié à Dorsaf, l’une des trois filles du premier mariage de Ben Ali, est parti en Libye. Leila, qui a multiplié les allers-retours à Dubaï, est rentrée au dernier moment. Une source fiable la voit au palais la veille au soir. Tout le monde s’agite, s’affole. En fait, l’homme fort est Ali Seriati, le chef de la sécurité présidentielle. C’est un Ben Ali bis, «plus dur et plus vicieux», résume un homme qui le connaît. C’est un militaire qui a fait carrière dans le renseignement, puis à la Sûreté générale, où il a été nommé par Abdallah Kallal, ministre de l’Intérieur au début des années 90, avant de présider la chambre haute du Parlement. La torture, la surveillance, le quadrillage du pays au quotidien, c’est lui. Le ministère de l’Intérieur est son royaume : il a porté ses effectifs à 120 000 hommes, trois fois plus que l’armée, a nommé des chefs de département qui lui doivent tout et lui obéissent au doigt et à l’œil.

C’est Seriati qui gère les événements, assurant au Président qu’il va reprendre les choses en main, que la crise est sous contrôle. A plusieurs reprises, ce dernier retarde le déploiement de l’armée, à la demande de son «sécurocrate». Lorsque Ben Ali convoque le chef d’état-major, Rachid Ammar, durant le week-end du 8-9 janvier, c’est déjà trop tard. Le militaire pose une condition : ses hommes ne tireront pas sur des civils désarmés. L’armée veut bien maintenir l’ordre, pas réprimer. Contrairement à ce qui a pu être écrit à ce moment-là, Rachid Ammar, nommé après un mystérieux accident d’hélicoptère qui a décapité l’état-major en 2002, n’est ni démis ni assigné à résidence. Proche de son ex-ministre de la Défense, Kamel Morjane, passé aux Affaires étrangères, le chef d’état-major n’aime guère les Trabelsi, qui draguent ouvertement les généraux depuis l’été dernier. Une bonne partie d’entre eux ont été invités à une fastueuse fête donnée par Belhassen Trabelsi, qui a réussi à faire nommer un de ses hommes au ministère de la Défense, Ridha Grira. Celui-ci a passé une décennie, lorsqu’il était en charge des terres domaniales, à faire déclassifier des terrains pour le compte des Trabelsi.

Face à la prudence du général Ammar, Seriati, lui, adopte une stratégie jusqu’au-boutiste. Il envoie des renforts à Thala et Kasserine. Ces nouvelles troupes, qui viennent s’intégrer aux Brigades d’ordre public (BOP) dirigées par Ali Ganzoui, un fidèle, n’hésitent pas à tirer à balles réelles. Elles comptent des snipers qui visent les manifestants à la tête depuis les toits d’immeuble. Plusieurs observateurs se demandent si Seriati n’a pas joué la carte du pire pour affaiblir un Ben Ali qu’il sentait perdu. «Il l’a poussé à la faute, en espérant ramasser la mise», confirme un proche. En dépit du cessez-le-feu, il y aura treize morts.

Le 14 janvier en fin de matinée, Seriati fait monter la tension au palais. Ses hommes se font de plus en plus menaçants envers les visiteurs. «Ben Ali est un poltron. Il a toujours eu maladivement peur», assure un ancien conseiller. Tout le monde se souvient de cette scène lors de l’enterrement de Hassan II, en juillet 1999 : Clinton et Chirac, venus assister aux funérailles, descendent de voiture pour approcher la foule, orpheline de son souverain. Le seul à ne pas quitter son véhicule est Ben Ali. «Vendredi, Ben Ali a perdu les pédales, raconte le conseiller. Seriati l’a affolé en lui racontant qu’il y avait 60 000 manifestants devant le ministère de l’Intérieur.» En fait, il y en avait dix fois moins.

Souricière à l’aéroport

Hors les murs, il se passe des choses étranges. Des équipes des forces spéciales sillonnent la ville à la recherche de membres de la famille Trabelsi. Leila donne le signal du départ à ses proches. Elles les appelle en les enjoignant de se rendre à l’aéroport pour embarquer sur des vols commerciaux à destination de Milan et Lyon. La rumeur de leur départ imminent se propage. Le jeune commandant de bord Kilani, en partance pour Satolas, refuse de décoller, pensant que des Trabelsi vont embarquer. Il s’évanouit peu après, ému de sa propre audace. En fait, c’est une souricière. L’un après l’autre, les Trabelsi arrivent au salon d’honneur présidentiel, où ils passent sous la garde d’hommes de Seriati. En tout, 35 personnes, femmes et enfants compris, dont Imed Trabelsi, pourtant donné pour mort dans les jours qui ont suivi la chute de Ben Ali. Seul Belhassen, le chef du clan, parti en bateau, échappe au piège. Il descend au port de Sidi Bou Saïd, demande de faire affréter son yacht, puis revient moins d’une heure plus tard à bord d’un 4x4 avec toute sa famille. Cap sur l’Italie, d’où il s’envolera pour le Canada, dont il est résident permanent. Localisé par la communauté tunisienne vivant sur place, il a été arrêté, plus exactement assigné à résidence dans l’hôtel de luxe où il se trouve avec sa famille. Ottawa a promis aux autorités tunisiennes de répondre à leur demande d’extradition. Sakhr al-Materi, mari de Nesrine, la fille préférée de Leila, décolle vers 14 heures, à bord de son propre Falcon. Il passe prendre sa femme à Eurodisney, avant de partir pour un pays du Golfe.

Le temps des militaires

En début d’après-midi, alors que l’ordre de disperser violemment la manifestation devant le ministère est donné, de mystérieuses équipes d’hommes très organisées attaquent les villas du clan Trabelsi, en particulier celle de Moez et celle de Slim Chiboub à Sidi Bou Saïd. «A ce moment-là, j’ai compris qu’un complot était en cours», assure une source bien informée. «C’était un feu vert, une manière de désigner la famille du Président à la vindicte. Ce que voulait Seriati, c’était envoyer Ben Ali en exil et reprendre le pouvoir en jetant en pâture les Trabelsi à l’opinion, résume le conseiller. Mais il a été doublé par Ammar, qui l’a cueilli à l’aéroport [décrété zone militaire pendant quelques heures] avec tous les Trabelsi.» Ils y sont toujours, en compagnie de Seriati, détenus à la caserne d’el-Aouina. En revanche, les trois filles du premier lit de Ben Ali sont épargnées, tout comme leurs époux restés au pays, à l’exception de Slim Chiboub parti en Libye.

Après le départ, le Premier ministre Mohamed Ghannouchi enregistre à la hâte et d’un ton peu rassuré un message télévisé où il annonce qu’il assure l’intérim. Le lendemain, Ben Ali l’appelle, il veut rentrer. Trop tard, lui répond Ghannouchi, qui avalise la vacance définitive. La stratégie du retour a échoué, celle du coup d’Etat dans la révolution aussi. L’armée a doublé Seriati. Plusieurs questions demeurent. Seriati a-t-il poussé Ben Ali de force dans le Boeing présidentiel qui l’a déposé en Arabie Saoudite avant de rentrer à Tunis ? Il semble bien que Ben Ali soit parti dans son avion personnel, piloté par son commandant de bord habituel, Cheikhrouhou. Pas en hélicoptère militaire via Malte ou dans un jet privé, comme cela a été écrit dans les heures qui ont suivi. Ou bien le bras droit est-il parvenu à persuader son patron de faire un tour, comme de Gaulle à Baden-Baden ? Ammar - et peut-être Morjane - étaient-ils informés par les Américains ? Ont-ils incité Ben Ali à partir, comme l’assurent leurs proches ? Morjane l’a démenti dans une interview au Figaro. Seul le procès de Ben Ali, de Seriati et les témoignages d’Ammar et Morjane permettront peut-être un jour de connaître les dessous de ce 14 janvier historique.C. AYAD libe

 

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